mercredi 4 mars 2015

Numanisme et Humérique



Outre ses fonctions de directeur de la société Sopinspace, pour les espaces publics d’information (1), Philippe Aigrain est analyste des enjeux politiques, sociaux et culturels des techniques informationnelles. Il est engagé en faveur de la réforme des régimes de droits intellectuels, et dans son blog Commu(o)ns (2), il nous fait part d’une intervention qu’il a  mené le 11 février 2015 dans le séminaire “L’humain au défi du numérique” organisé par Doueihi et Marchandise au Collège des Bernardins (3).
Son intervention se construit en trois étapes.

Dans un premier temps, l’auteur se questionne sur le statut réel du partage dans l’espace numérique, où les formes de partage possibles sont différentes de celles d’autres domaines.  
Le champs de bataille sémantique du concept de partage le révèle : “L’étymologie, dans les langues que je connais, fait du partage une division et répartition, alors que son acception dans l’univers numérique est une multiplication par copie et échange. A cette mutation s’ajoute une polysémie entre le partage comme avoir en commun un état abstrait (partager une opinion) et le partage autorisé par la mise en commun d’entités concrètes (partager des fichiers).”
A partir de cette définition restreinte du partage, est-il possible de généraliser sur des pratiques sociales et culturelles ?

Dans un second temps, l’auteur va défendre l’idée d’un partage comme activité fondamentalement non marchande. L’étude des relations entre partage non marchand dans le domaine culturel et économie marchande va révéler l’oxymore qu’est l’expression “économie du partage”.
En effet, c’est dans le degré de séparabilité entre la ressource et les pratiques qui en découlent, que réside la grande différence entre les communs informationnels et les communs physiques. Si les accès aux communs physiques est forcément  restreint par crainte de leur épuisement, les biens communs numériques, à l’opposé,  sont plus proches de ce que les économistes appellent les biens publics. Collaboratifs, leurs usages ne font qu’augmenter leurs valeurs. Ainsi, avec les communs numériques, les droits d’usage et de contribution sont le plus souvent attribués à une communauté universelle. Les pratiques non marchandes sont donc le coeur de l’univers numérique.
Que l’on convienne ou pas qu’on puisse partager ce qu’on ne possède pas, ce qui est incontournable à l’ère du numérique, c’est le partage considérable, sans transaction monétaire ni quête de profit, en particulier dans le cadre des activités créatives elles-mêmes.
L’auteur envisage deux voies archétypales par lesquelles l’économie peut entrer en relation avec les communs du partage. La première, c’est ce qu'on nomme aujourd'hui l’économie du partage. Dans ce modèle, les acteurs économiques gèrent les modalités même de ce "partage". En devenant les intermédiaires, il en capturent les profits économiques. C’est un modèle destructeur du potentiel de développement humain associé aux pratiques non marchandes, notamment parce qu’il prive ses praticiens de leur capacité à en orienter les buts, les modalités et les outils, sauf pour des choix de consommation, faits le plus souvent entre acteurs semblables. Mais contrairement à l'apparence, le caractère nuisible de ce modèle ne tient pas à ces acteurs qui en tirent profit, mais au fait que ceux-ci contrôlent les modalités même du partage. Dans un modèle respectueux du partage non marchand, il faut nécessairement des acteurs marchands des moyens, mais sans interférences avec les modalités du partage. C’est tout le sens du débat actuel sur la neutralité du Net : tenter de tracer la limite entre ces deux situations.
Le modèle opposé à ces pratiques prédatrices, c’est celui de la mutualisation de ressources pour assurer les conditions d’existence de nouvelles voies. Depuis le financement participatif orientant les choix des projets soutenus, jusqu’à la contribution obligatoire à l’échelle d’une société, ces modèles soulèvent tous des difficultés de mise en place ou de risques d’appropriation par des intérêts particuliers. Mais dans l’ensemble, ils sont plus favorables à une vraie démarche de partage.

Enfin dans un troisième temps, l’auteur voudrait dessiner un visage plus humain à ces débats en rêvant à un nouvel Humanisme du temps numérique.
Le numérique, en générant l’externalisation des processus mentaux, induit une mutation anthropologique et sociale. Cette évolution devrait ouvrir de nouvelles formes d’art de vivre, de penser et d’interagir ensemble : un humanisme au sens des mouvements de l’Antiquité, de la Renaissance, de l’âge classique et des Lumières. Ce nouvel humanisme ne chercherait pas tant à décréter ce que doivent être les êtres humains, mais plus à dynamiser des pratiques et des environnements pour leur permettre de se développer individuellement et collectivement.

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