samedi 1 mai 2021

Post-vérité et complotisme : le marché de l'information est-il responsable ?

    Le mouvement QAnon aux Etats-Unis ou le succès viral du documentaire "Hold-up" [1] montre la place de choix qu'occupent les réseaux sociaux pour la promotion des théories conspirationnistes. Sphère d'information dérégulée, Internet a favorisé une massification des sources d'information et les médias traditionnels se trouvent aujourd'hui bousculés par des producteurs d'informations "alternatives", sensibles à la lecture complotiste de l'actualité. Sans chercher à discuter du contenu de ces thèses ou du mécanisme de basculement, le but sera ici d'étayer quelques hypothèses pour comprendre comment le marché de l'information a pu participer au déclassement des médias historiques sur Internet et accompagner l'émergence de ces thèses.


Crédit : Gordon JOHSON/Pixabay


L'infomédiation : algorithmes et régime de la visibilité


    En 1996 et 2002, face à la surabondance de contenus informationnels sur leur moteur de recherche, Yahoo! puis Google lancent un service de médiation de l'actualité (Yahoo! et Google News) pour organiser la cacophonie inhérente du web [2]. Ces services, tout comme le PageRank de Google, sont symptomatiques de ce que certains appellent l'ère du clic et de l'attention. Leur adoption par les internautes crée une dépendance des médias envers ces plateformes et les obligent à s'adapter pour ne pas perdre leur audience : 
 
"Face au succès d'infomédiaires tels que Google Actualités, la politique des différents éditeurs est ambiguë, voire ambivalente, faisant se côtoyer mise en cause d'une concurrence considérée comme déloyale et souci presque obsessionnel d'un bon référencement, le tout pesant sur la nature des contenus ainsi produits" [3].

    Pour conserver ses parts de marché, la presse en ligne doit adopter les codes du web, indexer sa production à la demande des internautes et se plier au format court [4]. Une journaliste du Monde le confiait à Guillaume Goasdoué en 2011 :  
 
"On s'est rendu compte que la façon dont c'est titré, plus c'est titré court, direct, mieux ça marche. Les titres à la Le Monde Papier qui sont très longs, très explicatifs, ça marche moins en ligne que les trucs très courts qui vont direct à l'essentiel, qui sont percutants" [5].

    La nécessité du format court a également étendu la reprise des dépêches d'agences de presse. Ainsi, "de 2001 à 2006, la part de textes provenant de Reuters et d'Associated Press passe de 34% à 50% dans les articles publiés par les sites de médias" [3]. Cette part de plus en plus importante participe à la standardisation des contenus et, de fait, contribue à une certaine uniformisation et au sentiment d'une offre moins diverse. Cette part plus importante d'articles courts, couplée à la récurrence des dépêches peut diminuer la confiance du public et donner l'impression d'un journalisme de reprise plus que d'un journalisme d'investigation. 

La dérégulation du marché de l'information


    Autre effet de l'apparition des agrégateurs de contenu et des moteurs de recherche : ils bousculent la hiérarchisation historique entre organes de presse et le reste des diffuseurs. Sur ces plateformes, tout diffuseur peut avoir une visibilité égale à celle d'un média traditionnel :

"Avant l'adoption massive d'Internet, les médias traditionnels jouaient un rôle de sélection des informations qu'ils jugeaient pertinentes pour leur public (ce que l'on nomme le "gatekeeping"). Désormais, les internautes sont libres de produire et de diffuser leurs propres contenus. De fait, les informations qui entrent dans le champ public ne sont plus filtrées par des journalistes professionnels" [4].

    La dérégulation (ou libéralisation) du marché de l'information, par la suppression de hiérarchisation des contenus permet donc à des diffuseurs complotistes de proposer une "réinformation" (par opposition à l'information officielle, manipulée par le pouvoir) et d'apparaître sans distinction notable aux côtés des médias historiques. Tout en adoptant en apparence les codes et le langage journalistiques [6]. L'internaute, à première vue, ne peut pas s'apercevoir de la différence entre un organe de presse reconnu et un diffuseur complotiste puisque rien ne le signale explicitement. Même si depuis quelques temps, les plateformes, conscientes du danger, tentent de réguler le phénomène en identifiant puis supprimant les contenus mis en cause [7]. 

Dark patterns et chambre d'écho : émotions primitives et prédiction des attentes


    L'économie du web, centrée sur le trafic, pousse les producteurs de contenu à s'adapter à leur public et donc à livrer ce qu'il attend. Si Pierre Bourdieu montrait déjà cette dépendance entre la télévision et son audience [8], les médias en ligne doivent en outre faire face dans un même lieu à une pluralité de concurrents (entreprises diverses, blog, etc). Pousser l'internaute au clic devient alors un enjeu décisif pour sa survie. 

    Dans cet espace numérique où le temps de décision est considérablement court, l'appel à l'émotion ou au sensationnel peut présenter un avantage considérable. Pour s'assurer de son audience, de nombreux diffuseurs de contenus utilisent des titres chocs qui favorisent une réaction émotionnelle forte. Dans ce sens, une étude du MIT a montré qu'une fausse information a 70% plus de chance d'être propagée qu'une vraie information. L'analyse sémantique des commentaires posés sous ces contenus indique qu'elles suscitent plus souvent la surprise, la peur ou le dégoût [9]. Les médias paraissent dès lors démunis devant une surenchère émotionnelle qui imprègne de plus en plus les réseaux sociaux. 

Crédit : Beware onlines "filter bubbles", Eli PARISER

   Ces mécanismes apparaissent comme un terreau pour faire perdre la place privilégiée des médias de confiance. Et en perdant leur hégémonie, ils favorisent l'émergence de contenus complotistes. Le phénomène de chambre d'écho l'accentue encore : les contenus proposés aux utilisateurs sont filtrés en fonction de leurs habitudes et préférences. Ce qui facilite leur enfermement dans un corpus idéologique ciblé. Ce phénomène privilégie les biais de confirmation et participe au matraquage de fausses informations pour certains utilisateurs sensibles. La Trusted News Initiative, fruit d'un partenariat entre les grands organismes de presse mondiaux (AFP, Reuters, BBC...) et certaines grandes plateformes tech, réfléchit depuis 2019 à cette problématique. Selon elle, pour gagner contre les propagateurs de fausses informations, la presse doit se concentrer sur les armes de base du journalisme : "Faire son travail d'enquête avec des règles précises, une éthique, des preuves et relayer les résultats de manière transparente" [11].


Sources

[1] LEBOUCQ Fabien, NASS Claire-Line, THAIS Chaigne. Six millions de vues pour "Hold-up" : itinéraire d'un documentaire phénomène. En ligne sur liberation.fr. Publié le 23 avril 2020 : <https://www.liberation.fr/france/2020/11/23/six-millions-de-vues-pour-hold-up-itineraire-du-documentaire-phenomene_1806292/>

[2] REBILLARD Franck, SMYRMAIOS Nikos. Quelle "plateformisation" de l'information ? Collusion socioéconomique et dilution éditoriale entre les entreprises médiatiques et les infomédiaires de l'Internet. En ligne sur journals.openedition.org. Publié le 1er septembre 2019 : <https://journals.openedition.org/ticetsociete/4080>

[3] MARTY Emmanuel, REBILLARD Franck, POUCHOT Stéphanie, LAFOUGE Thierry. Diversité et concentration de l'information sur le web. En ligne sur cairn.info. Publié le 14 janvier 2013 : <https://www.cairn.info/revue-reseaux-2012-6-page-27.htm>

[4] BADOUARD Romain. Le désenchantement de l'Internet. Désinformation, rumeur et propagande. En ligne sur journals.openedition.org. Publié le 30 novembre 2017 : <https://journals.openedition.org/lectures/23578

[5] GOASDOUE Guillaume. Pratiques et normes journalistiques à l'ère numérique. En ligne sur cairn.info. Publié le 4 janvier 2016 : <https://www.cairn.info/revue-politiques-de-communication-2015-2-page-153.htm>

[6] SARI Antoine. "Réinformation" et désinformation : l'extrême droite de médias en ligne. En ligne sur acrimed.org. Publié le 10 mars 2015 : <https://www.acrimed.org/Reinformation-et-desinformation-l-extreme-droite>

[7] DREYFUS Louis. Facebook supprime 900 pages et groupes liés à la théorie complotiste QAnon. En ligne sur lemonde.fr. Publié le 20 août 2020 : <https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/08/20/facebook-supprime-900-pages-et-groupes-lies-a-la-theorie-complotiste-qanon_6049458_4408996.html>

[8] BOURDIEU Pierre. Sur la télévision. Publié le 1er janvier 1996 

[9] VOSOUGHI Sorouh, ROY Deb, ARAL Sina. The spread of true and false news online. En ligne sur sciencemag.org. Publié le 9 mars 2018 : <https://science.sciencemag.org/content/359/6380/1146>

[10] CARDON Dominique. A quoi rêvent les algorithmes ? En ligne sur journals.openedition.org. Publié en 2015 : <https://journals.openedition.org/lectures/20554>

[11] GALLET Nathalie. Lutte contre la désinformation : "Pour gagner une bataille il faut commencer par avoir une armée". En ligne sur meta-media.fr. Publié le 27 mars 2021 : <https://www.meta-media.fr/2021/03/27/lutte-contre-la-desinformation-pour-gagner-une-bataille-il-faut-commencer-par-avoir-une-armee.html>

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