lundi 19 novembre 2012

Les 7 piliers de l’économie du document par Jean-Michel Salaün


Dans le cadre de la démarche des COurs Ouverts Pour Tous (COOPT), Jean-Michel Salaün a mis en ligne vendredi 16 novembre sur son blog, un cours introductif à l’économie du document qu’il a choisi de présenter sous la forme de sept piliers, comparant point par point la vie d’un exemplaire de journal avec celle d’une baguette de pain [1]. Ces sept piliers sont l’occasion pour lui de croiser des concepts issus de la documentation avec des notions empruntées à l’économie.

1. La destruction

Ou plutôt la non-destruction du document par opposition à la destruction par la consommation de la baguette de pain. Salaün en profite ici pour rappeler le concept de bien non-rival. Un journal, en particulier sous sa forme dématérialisée, est un bien non rival (c’est que la lecture par un individu d’un journal ne prive un autre individu de cette lecture) ; il n’en est pas de même pour une baguette de pain.
Toutefois, Salaün dépasse cette dichotomie pour s’intéresser aux informations que contient le journal, soulignant le caractère hautement périssable de l’information du jour par opposition à l’opposition à l’information du lendemain. De même, sa non-divulgation ou sa divulgation à des tiers soigneusement choisis peut lui conférer une toute autre valeur. De ce point de vue, l’information est un bien rival, il importe que l’on préserve sa confidentialité ou que l’on en fasse, au contraire, la publicité massive.

2. La singularité

Le régime de production d’une baguette de pain n’est pas non plus le même que celui d’un journal.
Dans le cas de baguette, il s’agit d’un régime d’accumulation, une deuxième baguette permet effectivement de doubler la consommation du bien.
Dans le cas du journal, nous sommes davantage dans un régime de duplication, c’est le premier exemplaire, la matrice, le prototype qui coûte. Dans le règne matériel, il faut encore des intrants et une logistique (encre, papier, distribution) pour assurer cette démultiplication. Dans le règne immatériel, cet obstacle qui constitue une « barrière à l’entrée » empêchant l’arrivée de nouveaux entrants n’existe plus, le droit d’auteur toutefois demeure qui maintient un monopole de l’auteur sur l’exploitation de son œuvre, faisant pièce aux « passagers clandestins » qui pourraient démultiplier le contenu à moindre coût sans avoir supporté les coûts de son élaboration.
Une autre conception toutefois émerge autour des biens communs laquelle consiste en une vaste mutualisation des ressources et des savoirs.

3. L’interprétation

La baguette de pain est univoque. Il n’en est pas de même pour le journal. Les informations qu’il contient sont sujettes à de multiples interprétations, utilisations, personnalisations, lesquelles peuvent aller en sens contraire, les personnalisations pouvant réduire fortement l’entropie, les champs d’interprétation jusqu’à réaliser pleinement un contrat de lecture tacite entre le rédacteur et son lectorat.

4. La plasticité

La forme et la structure d’une baguette sont irrémédiables. Tout ce qui vient ensuite n’est qu’accompagnement, expédients gustatifs.
Il va tout autrement dans le cas du journal, dont les informations sont d’une extraordinaire plasticité, facilitée au surplus par les dispositifs électroniques de présentation et de balisage des contenus en ligne. De nouvelles informations peuvent naître du traitement, du croisement de ces données, jusqu’à former un « Web de données », un nouvel « eldorado informationnel » [2].

5. La promesse

Point de promesse ni de surprise dans une baguette de pain, on sait ce qu’on achète. Il s’agit d’une bien de recherche. Le trouver suffit à satisfaire le besoin.
À l’inverse, la teneur exact d’un journal n’est pas connue à l’avance. Il s’agit d’un bien d’expérience. C’est au fur et à mesure de sa lecture que l’on va apprécier ou non son contenu. L’habitude de « consommer » ce type de bien joue également un rôle, on parle de « consommation cumulative ».

6. L’attention

La nécessité de la baguette ou du journal ne se fait sentir ni au même niveau ni au même instant.
La baguette se rattache au besoin de manger qui est un besoin primaire qui s’exprime sans qu’on ait même besoin d’y penser.
Dans le cas du journal, il faut y penser, y prêter attention, ce qui suppose de faire abstraction, au moins un court instant, de tout ce qui peut nous distraire. Cela a été systématisé sous le terme d’« économie de l’attention », laquelle s’inscrit dans une économie de l’abondance, dans laquelle nous avons beaucoup plus d’information à notre disposition que ce que nous pouvons traiter, il faut donc choisir. S’instaure donc un marché à deux facettes, un « marché biface », un marché des lecteurs et un marché des annonceurs, qui s’influencent mutuellement. Ainsi « le marché des lecteurs permet de capter une attention, et donc de valoriser le bien qui sera proposé aux annonceurs : l’espace publicitaire qui accueillera son message. Par les revenus générés, le marché des annonceurs permettra à son tour d’abaisser le prix proposé au lecteur et d’augmenter le lectorat, et par un effet de boucle de valoriser le prix de l’espace publicitaire ». On parle d’« externalités croisées ». Les dernières évolutions de la publicité et de l’« exploitation des traces » des internautes sur le Web élargissent considérablement le champ des possibles en la matière..

7. La résonance

Le circuit de consommation d’une baguette de pain est linéaire et à sens unique : du boulanger au consommateur.
Dans le cas d’un journal, les échanges sont beaucoup plus riches, tant en amont qu’en aval, dans la conception des articles et aussi et surtout dans leur réception dans l’espace public, tant est si bien que l’on va revenir vers certains articles, de façon conformiste (concentration) ou de façon curieuse (éclatement), suivant en cela la loi de distribution de Pareto ou la loi des 80/20, 80 % des demandes concernent 20 % des documents, et inversement. On parle aussi volontiers de buzz d’une part et de long tail (ou longue traîne) d’autre part.


En définitive ce texte de Jean-Michel Salaün nous permet de replacer le document tant analogique que numérique dans son économie particulière, qui, tournant autour d’un prisme à trois facettes (forme, texte, médium), n’est pas celle des autres biens ou services.


Jean-Michel Salaün est chercheur en sciences de l’information au Collegium de Lyon et professeur à l’Université de Montréal. C’est également une figure de prou de la bibliothéconomie française qu’il a fortement contribué à populariser, lors de son passage à l’Enssib.

Notes et références

Les citations entre guillemets et en italique sont issus du texte de Jean-Michel Salaün.

À lire

[1] Jean-Michel Salaün, Les sept piliers de l’économie du document révisés, novembre 2012 : < http://blogues.ebsi.umontreal.ca/jms/index.php/post/2012/11/16/Les-sept-piliers-de-l%E2%80%99%C3%A9conomie-du-document-r%C3%A9vis%C3%A9s-%28COOPT-Enssib%29 >

À écouter

[2] Jean-Michel Salaün sur France Culture : « Le web comme bibliothèque », Place de la Toile, 11-12, 21 avril 2012, < http://www.franceculture.fr/emission-place-de-la-toile-le-web-comme-bibliotheque-2012-04-21 >

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