lundi 3 décembre 2012

Skeuomorphisme, effet diligence et dépendance au sentier

Du danger de la veille : le mot est tombé hier comme un cheveu dans ma soupe (de nouilles lettrées, bien entendu) et semble m'être resté depuis en travers de la gorge.
Mais qu'est-skeu ça veut dire ?
Selon le Bailly, la racine grecque σκευο (.pdf) (skeuo) se rapporte, dans un contexte militaire ou théâtral, aux costumes, bagages et objets d'équipement (meubles, outils, armes, agrès, harnais, etc.). Elle serait par extension associée à la notion d'inertie et semble pouvoir s'appliquer, au figuré, à "l'homme qui est l'instrument ou le complaisant d'un autre".
On pourra reconnaître notamment le préfixe chez le skévophylax (conservateur des trésors des églises orthodoxes) et donc risquer le raccourci : objets de parade, en somme ? L'outil, ornemental (parure), devenu marque de prestige, tradition, instrument symbolique d'un pouvoir. La tentation est grande de retourner lire Jean Genet... mais il faudra ici nous concentrer sur les ingrédients réunis : costume, outil, ornement, inertie, conservation et, donc, forme (morph).
D'où le gloubi boulga...
Ou le soufflé : sitôt percé, retombé.
Skeuomorphism, en anglais, désigne la reprise des caractéristiques techniques d'un objet en tant qu'élément du design d'un autre objet, auquel elles ne s'imposent pourtant pas comme techniquement nécessaires.
Le concept, probablement échappé des tubes à essai d'Apple, est appliqué en particulier aux interfaces informatiques (IHM) lorsqu'elles simulent les mécanismes physiques qu'elles peuvent par ailleurs se donner pour vocation de remplacer : horloges analogiques, boutons, bruit d'obturateur des smartphones, etc.
Le poing sur la table
Vous trouverez sans peine de multiples exemples à intégrer à la liste, au sommet de laquelle il convient probablement de placer les "pages" cornées et encombrées de "post-it" de nos livres numériques ou, dans un autre registre, certains formats bibliographiques hérités des fichiers papier de nos bibliothèques.
Leur réappropriation par l'informatique est en effet purement graphique : nos index n'ont aujourd'hui que faire de pages qui ne sont pas conçues pour l'impression, ou de la ponctuation choisie pour séparer les champs d'une notice.
Ils n'en continuent pas moins, pour autant, à imposer leur logique à nos usages.
Et voilà donc le moment pour Ted Wilson de dégainer : « Imiter le papier sur un écran d’ordinateur revient à arracher les ailes d’un 747 et à l’utiliser comme un bus sur une autoroute. »
Les pieds dans le plat
Quel fondement, donc, à la persistence de tels formalismes ?
Le skeumorphisme nous apparaît comme le versant marketing de l'effet diligence décrit par Jacques Perriault :
« Les premiers wagons ressemblaient à des diligences et les premières automobiles, à des voitures à cheval. Les mentalités, habituées à des techniques désormais dépassées, utilisent les nouveaux outils avec des protocoles anciens, c'est ce que j'appelle l'effet diligence. » (Effet diligence, effet serendip et autres défis pour les sciences de l'information, 2000).
Sa fonction première serait donc didactique. Il s'agit, en associant la forme d'un objet connu à une fonction qui s'y rapporte cognitivement, d'en faciliter l'utilisation : un utilisateur pourra, pour l'appréhender, appliquer à l'objet nouveau les habitudes et connaissances associées à l’ancien.
Plus encore, le skeuomorphisme permet à l'interface, par le biais de références qui sont donc essentiellement culturelles, de suggérer son propre usage. Il semble ainsi particulièrement efficace pour encourager les pratiques ludiques autour de l'objet technique.
C'est qu'il est, enfin, porteur d'affect, c'est-à-dire vecteur d'identité, revendication d'une filiation qui, s'il elle est notamment présentée comme visant l'adoption d'une innovation par les couches les plus résistantes du marché, n'en favorise pas moins son intégration au sein même du système économique.
L'identité recherchée est donc également professionnelle : sa forme est déterminée par les contraintes, techniques et réglementaires, des réseaux de production et de distribution qui la précèdent. C'est le phénomène de dépendance au sentier, particulièrement saillant, en l'occurence, dans un secteur dont l'existence est subordonnée à la séduction d'ayants droit.

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