vendredi 13 novembre 2020

L'université française à l'heure de la crise sanitaire : faut-il craindre une généralisation de l'usage du numérique dans l'enseignement supérieur ?

 

 Le 20 septembre dernier, Philippe Forest, professeur en littérature française à l'Université de Nantes déclarait sur les ondes de l'émission France Culture, " si l'université passe en ligne, elle ne sera plus l'université" [1] ; dénonçant ainsi une adoption plus large des enseignements à distance, accélérée par la crise sanitaire actuelle. Les propos de cet enseignant remettent à jour un débat qui semble diviser la communauté universitaire, non seulement française, mais aussi internationale depuis plusieurs années quant à l'usage du numérique dans les processus d'apprentissage. 

Panorama des projets de numérisation dans l'enseignement supérieur français

 Depuis plusieurs années, l’État français encourage l'usage du numérique dans toute la société à travers différents programmes.  En 1996, il a lancé le Programme national de numérisation et valorisation des contenus culturels (PNV). En 1997, ce fut le tour du Plan d'action gouvernementale pour la société de l'information (Pagasi) [2]. En avril 2000, le monde universitaire est directement concerné avec l'appel à projets Campus Numériques Français (CNF), programme qui visait le développement de la formation à distance. Ce programme est intervenu dans la dynamique  des Open Course Ware initiés dans les années 2000 par la MIT. Cette dynamique va davantage se préciser avec l'initiative France Université Numérique (FUN) lancée en 2013 par le Ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche . Et en janvier 2016, la France prit définitivement le virage du numérique avec la loi "Pour une République du numérique" qui plaçait l'université au cœur de ce processus [3]. Ce qui va conduire à la mise en place du projet Développement d'Universités Numériques expérimentales (DUNE) en 2016. 

Les initiatives du gouvernement en faveur du numérique et plus précisément du e-learning sont légion et plusieurs universités en font déjà l'expérience. Sciences Po, Paris I, Nantes, Cergy, Normandie et bien d'autres encore. Avec la crise sanitaire, elles ont accéléré la mise en ligne de leurs enseignements pour faire face aux difficultés rencontrées. 

Enjeux du numérique avec l'enseignement à distance

 La course au numérique est motivée par de nombreux enjeux selon l’État français et les défenseurs de cette cause. La démocratisation de l'accès à la culture, au savoir est largement reprise par le gouvernement :

"La numérisation des contenus culturels constitue une des principales conditions à la mise en œuvre d'une stratégie numérique ministérielle résolument tournée vers les usages, la diffusion de la culture au plus grand nombre, le développement du numérique éducatif et l'émergence de nouveaux services en ligne" [4].

Le cabinet conseil Wavestone quant à lui, distingue cinq valeurs au numérique dans la formation universitaire. Une valeur d'attractivité qui permet de renforcer la visibilité et la singularité de l'offre de formation ; une valeur de croissance envisagée grâce à la conquête de nouveaux marchés solvables ; une valeur pédagogique du fait de la réussite et du développement des compétences ; une valeur économique à partir de l'optimisation des coûts de formation ; et enfin une valeur altruiste  qui porte sur l'accès au savoir pour tous. Cette dernière valeur est en accord avec l’argumentaire des pouvoirs publics notamment du Ministère de la Culture, puisqu'elle fait référence à la démocratisation de la culture. Gilles Babinet et Edouard Husson pensent que la transition numérique dans les universités françaises est vitale pour prétendre appartenir au "groupe des puissances  éducatives"[5]. Ils affirment que toute institution académique est désormais, obligatoirement, connectée, sous peine de ne pas rester dans la compétition nationale et internationale. Le numérique serait-il désormais la voie à suivre pour toute université qui se veut compétitive et pérenne ?

Numérique VS Université classique?

 Face à la montée en puissance du numérique et la digitalisation  des cours qu'il entraine, des voix s'élèvent pour attirer l'attention des différents acteurs notamment des pouvoirs publics sur ses dangers pour la formation des jeunes et la liberté d'expression des enseignants. Le décrochage massif que provoque les cours en ligne est évoqué par certains enseignants. Selon l'institut de sondage Ipsos, on enregistre 80% de décrochage chez les étudiants de 18-25 ans inscrits en formation initiale en distanciel [6]. Ce qui a fait dire à Paul Mayaux, "le maintien des cours en présentiel est aujourd'hui plus que nécessaire". Avis partagé par Pascale Dubus. Selon cette dernière, le recours au distanciel démontre la faillite de l’État qui depuis plusieurs années n'investit pas assez dans l'université. Les effectifs d’étudiants augmentent mais le moyens humains, financiers et infrastructurels ne suivent pas.  Elle dit d'ailleurs que "le distanciel, ça ne marchera pas. A distance, c'est la distraction". Le sentiment de certains enseignants d'être mis sous surveillance entrave une fluidité et une spontanéité dans la transmission des cours. Pour Olivia Chambard, le mal est plus profond car le numérique sous-tend un modèle économique, capitaliste, basé sur une logique entrepreneuriale contraire aux valeurs de l'université dont la caractéristique fondamentale a toujours été sa liberté de penser.

Le numérique est présenté par de nombreux acteurs notamment l’État, comme une solution à de nombreuses difficultés que connait l'enseignement supérieur français. Cependant, cet usage tous azimuts du digital n'est pas sans conséquences à en croire plusieurs universitaires. Dans ce contexte, Gilles Babinet et Edouard Husson pensent tout simplement que

 "l'enseignement digital ne suffit pas. Il prend toute sa valeur à condition d'être complété par un accompagnement en présentiel. Comme dans d'autres domaines de l'activité humaine à l’ère du numérique, le purement virtuel n’existe pas."

 Cette assertion est-elle une interpellation des acteurs de l'éducation quant aux tares du modèle du tout numérique qui semble gagner progressivement la société ?

 

Références bibliographiques :

[1] GESBERT Olivia, L'université, entreprise des savoirs ?, Émission La Grande table des idées, [podcast France Culture] 20/09/2020, consulté en ligne le 25/10/2020 : https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/rentree-universitaire-comment-sen-sortir
 
[2] Commission de l'éducation, de la communication et des affaires culturelles de la francophonie, Usage du numérique pour l'enseignement et la formation à distance dans l'enseignement supérieur de l'espace francophone [en ligne], rapport consulté en ligne le 25/10/2020 : http://apf.francophonie.org/Reunion-de-la-Commission-de-l-3506.html
 
[3] BOUCHET Thomas, CAMINO Guillaume et  JARRIGE François, L'université face au déferlement numérique, Variations, [en ligne], consulté le 01/10/2020 : https://journals.openedition.org/variations/740
 
[4] Ministère de la Culture française, Programme national de numérisation et valorisation des contenus culturels (PNV) [en ligne], Paris, MinCult, consulté en ligne le 25/10/2020 : https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Innovation-numerique/Programme-national-de-Numerisation-et-de-Valorisation-des-contenus-culturels-PNV2
 
[5] BABINET Gilles et  HUSSON Edouard, Enseignement supérieur et numérique : connectez-vous !, rapport juin 2017, p. 41.
 
[6] HUSSONNOIS-ALAYA Céline, Enseignement à distance à l'université : le risque du décrochage [en ligne], consulté le 01/11/2020 : https://www.bfmtv.com/societe/enseignement-a-distance-a-l-universite-le-risque-du-decrochage_AN-202010080001.html

FOREST Philippe, L'Université en première ligne à l'heure de la dictature numérique, Paris, Gaillimard, 2020.

THENOZ Marie-Joëlle et LEGRIS Ludovic, Le numérique dans l'enseignement supérieur et la formation tout au long de la vie : enjeux et perspectives en France et à l'international [en ligne], Wavestone, consulté le 22/10/2020 : https://www.wavestone.com/fr/insight/numerique-enseignement-superieur-formation/    

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