L’encyclopédie en ligne vient de fêter ses dix ans. Deux Américains, Jimmy Wales et Larry Sanger, sont à l’origine du projet. Né en 1966, Wales a fait fortune en spéculant sur la fluctuation des taux d’intérêt et de change. Après avoir travaillé à la création de Bomis, un moteur de recherche spécialisé dans la commercialisation d’images… érotiques, il finance grâce à ce dernier un premier projet d’encyclopédie libre nommé Nupedia pour lequel il embauche Larry Sanger comme rédacteur en chef. Sanger est chargé de coordonner une équipe de rédacteurs pour produire une encyclopédie de qualité comparable aux encyclopédies professionnelles. Le projet Nupedia échoue, mais Sanger lance début 2001 l’idée d’utiliser un wiki pour créer une encyclopédie collaborative en ligne, gratuite, rédigée par des internautes, à laquelle tous, experts ou néophytes, pourraient contribuer, en créant, complétant ou corrigeant les articles. Wales installe alors un moteur de wiki sur un des serveurs... de Bonis, son moteur de recherche érotique, et c’est ainsi que Wikipedia est officiellement lancé le 15 janvier 2001.
Wikipedia est initialement prévu pour permettre aux contributions d’alimenter Nupedia, que son fondateur espère relancer. Cependant, le wiki croît à toute allure et dépasse rapidement les capacités de vérification de Sanger, qui est demeuré rédacteur en chef du projet. Après la démission de Sanger dès 2002, Wales met en place pour soutenir Wikipedia une organisation à but non lucratif, la “Wikimedia Foundation”, qui veille à la promotion du site, à sa croissance et à sa distribution, ainsi qu’à l’hébergement de ses serveurs. La gestion du contenu est, elle, laissée aux internautes. Les nouveaux articles et les modifications de ceux-ci donnent lieu à des discussions souvent enflammées, parfois interminables. Rappelons que ces discussions, tout comme l’historique des articles et de leurs modifications, sont visibles par tous les internautes, et que tout un chacun a la possibilité d’intervenir, de modifier, de corriger, de discuter, de compléter... ou de lancer une procédure pour supprimer une page qu’il trouverait erronée ou inutile.
Dix ans après son lancement, Wikipedia est le cinquième site le plus fréquenté du monde avec 17 millions d’articles et près de 25 millions d’utilisateurs enregistrés. Le français est la troisième langue du site, derrière l’anglais (3,4 millions d’articles) et l’allemand (1,1 million). On dénombre environ 260 000 contributeurs francophones réguliers, et le millionième article en français est paru le 24 septembre dernier. Le premier contributeur français, “Polmars”, a près de 242 000 contributions à son actif. Parmi elles, on trouve essentiellement des corrections, mais aussi plus de 600 articles rédigés dans des domaines aussi éclectiques que la Formule 1, la photographie, l’histoire ou le droit. Dans une récente interview à Slate (1), Polmars avoue écrire de moins en moins d’articles, et se consacrer de plus en plus à ce qu’il nomme la “maintenance” du site, à savoir le classement et la catégorisation des articles, à la “wikification (création de liens vers d’autres articles)”, activités dont il déclare qu’elles lui paraissent “tout aussi importantes que la création d’articles proprement dite et qui semblent quelque peu délaissées par les autres contributeurs. C'est ainsi (qu’il) a été amené à créer plus de 2.000 catégories pour classer les articles et faciliter leur consultation.” Le premier contributeur de France semble avoir pris conscience qu’il ne suffit pas de produire de l’information en quantité : faute d’être organisée, gérée, indexée, celle-ci est rapidement inutilisable. Une vocation de documentaliste viendrait-elle d’éclore ?
La consultation de Wikipedia est devenue un réflexe pour nombre d’internautes. Les élèves et étudiants en usent... et en abusent, à en croire les enseignants, qui déplorent régulièrement l’absence d’imagination de leurs élèves. Ces derniers se contentent souvent de recopier sur leurs devoirs le contenu de l’encyclopédie sans en changer une virgule... et sans imaginer un instant que le “prof” (malgré son grand âge) a, lui aussi, une connexion internet... Sur le blog “le Guide des Egarés”, le professeur-documentaliste Olivier Le Deuff relate qu’il a constaté que tous les élèves présents ce jour-là dans son CDI étaient connectés en même temps sur une même page Wikipedia consacrée à la pile voltaïque : pour un devoir à rendre, ces élèves devaient réaliser un schéma de ce type de pile (2).
Délit de “wikiplagiat”... Même les plus grands n’y échappent pas : le dernier Prix Goncourt s’est ainsi fait épingler, par Slate encore, qui titrait en septembre 2010 : “Houellebecq, la possibilité d’un plagiat”. Vincent Glad y relevait, citations à l’appui, que plusieurs extraits de “La Carte et le territoire” semblaient bel et bien recopiés de Wikipedia (3) .On citera pêle-mêle une description de Beauvais, une description de la mouche domestique, un portrait de Frédéric Nihous... Micro-tempête dans le microcosme littéraire, ferme démenti de l’éditeur, défense nettement plus molle du côté de l’écrivain : il s’agit, dit-il, de l’emploi “d’un matériau un peu rare par son extra-littérarité” et non d’un plagiat (4).
Wikipedia est entré dans les moeurs et dans le langage. Comme le relève Camille Gévaudan sur le site Ecrans de Libération (5), on “wikipide”, du verbe du premier groupe “wikipédier”, on est un “wikipidien”, on est “wikisceptique”... Le site est devenu une institution, et, à ce titre, il est parodié par une Désencyclopédie : humour potache à toutes les pages (âmes sensibles et accros du bon goût s’abstenir), détournement de la charte graphique et des moeurs wikipédiennes (6).
Après ces dix années de formidable expansion, les Cassandre prédisent une nette et récente perte de vitesse pour l’encyclopédie collaborative : le nombre de contributeurs serait en chute libre, notamment en France. Et surtout, les utilisateurs sembleraient se lasser et avoir tendance à ne plus considérer Wikipedia que comme un expédient. Sur son blog, Jean Véronis fait part d’une étude utilisateurs menée en 2010 auprès d’étudiants de l’Université de Provence (7). Il y apparaît que ceux-ci perçoivent de moins en moins favorablement le contenu des pages de l’encyclopédie. Jean Véronis avance plusieurs explications à cette baisse d’agrément : un niveau d’exigence de plus en plus élevé de la part de jeunes internautes nés avec le web, une meilleure maîtrise des moteurs de recherche permettant l’accès à des sites plus “pointus” ou encore une baisse de la qualité des articles de l’encyclopédie...
Même investi par les marques, les entreprises, les spécialistes de la e-réputation, les professionnels de la communication, Wikipedia demeure une de plus belles inventions du web, parce que des milliers de gens y passent du temps sans compter, à partager, à échanger, à communiquer du savoir à tous ceux qui ont la chance d’être équipés d’un ordinateur et d’une connexion. Merci à eux.
Références bibliographiques :
(1) GIRARD Quentin. Polmars, 241.920 modifications de Wikipedia. [en ligne]. Slate, 7 avril 2010.
http://www.slate.fr/story/19537/wikipedia-polmars-contributeur [consulté le 25 janvier 2011]
(2)LE DEUFF Olivier. Wikipedia comme source unique ? [en ligne]. Blog Le Guide des Egarés, 8 novembre 2010.
http://www.guidedesegares.info/2010/11/08/wikipedia-comme-source-unique/ [consulté le 25 janvier 2011]
(3) GLAD Vincent. Houellebecq/ Wikipedia : la possibilité d’un plagiat. [en ligne]. Slate, 2 septembre 2010.
http://www.slate.fr/story/26745/wikipedia-plagiat-michel-houellebecq-carte-territoire [consulté le 25 janvier 2011]
(4) GLAD Vincent. Houellebecq/ Wikipedia : la possibilité d’une méprise. [en ligne]. Slate, 7 septembre 2010.
http://www.slate.fr/story/26933/houellebecq-wikipedia [consulté le 25 janvier 2011]
(5) GEVAUDAN Camille. Wikipedia,bulle de savants. [en ligne]. Liberations Ecrans, 15 janvier 2011.
http://www.ecrans.fr/Wikipedia-bulle-de-savants,11767.html [consulté le 25 janvier 2011]
(6) http://desencyclopedie.wikia.com/wiki/Accueil
(7) VERONIS Jean. Google : de plus en plus de Wikipedia, mais les internautes semblent se lasser. [en ligne]. Blog Technologies du Langage , 02/12/2010.
http://blog.veronis.fr/2010/12/google-de-plus-en-plus-de-wikipedia.html [consulté le 25 janvier 2011]