La publication du décret 2020-356, portant création d'un traitement automatisé des données à caractère personnel, DataJust, a été accueillie avec étonnement par certains professionnels du droit. Son opportunité en pleine crise pandémique due au Covid-19 leur paraissant injustifiée. Ce décret, qui vise la constitution d'un référentiel d'indemnisation des préjudices corporels en s'appuyant sur l'analyse des données judiciaires, a soulevé de nombreuses réactions allant de l'hostilité à une certaine forme d'attentisme. En quoi consiste-t-il concrètement ? En ouvrant la possibilité de justice prédictive, peut-on y déduire l'inéluctabilité de l'avènement d'une justice avec des juges-robots, et la disparition du métier d'avocat comme semblent le craindre certains ?
Entré en vigueur en vigueur dès le 30 mars 2020, le lendemain de sa publication dans le JORF, la mise en œuvre du décret s'étalera sur deux ans. Il autorise le Ministère de la Justice, à travers la Direction des Affaires civiles et du Sceau à développer DataJust, un traitement automatisé de données à caractère personnel. Cette opération doit permettre de développer un algorithme servant à:
- La réalisation d'évaluations (...) des politiques publiques en matière de responsabilité civile ou administrative ;
- L'élaboration d'un référentiel indicatif d'indemnisation des préjudices corporels ;
- L'information des parties et l'aide à l'évaluation du montant de l'indemnisation (...) afin de favoriser un règlement amiable des litiges ;
- L'information ou la documentation des juges appelés à statuer sur des demandes d'indemnisation des préjudices corporels.
L'outil analysera des décisions de justice rendues en appel entre le 1er janvier 2017 et le
31 décembre 2019, et extraites des bases de la Cour de Cassation
(JuriCA) et du Conseil d'État (Ariane) [1]. Plus précisément, la jurisprudence qui porte sur les préjudices corporels. Les données à caractère personnel enregistré dans le cadre de ce traitement pourront comporter plusieurs éléments dont les noms et prénoms de personnes physiques, à l'exception de celles des parties. Pourront en outre y figurer des données relatives à l'état civil, à l'adressage, aux avis des médecins, aux infractions et condamnations pénales, aux préjudices subis, à la vie professionnelle, à la situation financière (article 2). Se pose alors la question de la protection des données à caractère personnel. Ainsi, des règles d'accès, de durée de conservation et de traçage des opérations effectuées sur ces données (2 ans à compter de la publication du décret), et de suppression de celles collectées sont définies aux articles 3 à 5. Cependant, l'article 6 stipule des dérogations relatives au périmètre d'application du RGPD dans le cadre de cette mise en œuvre [2]. Saisi par la ministre de la justice au mois de novembre 2019, la CNIL avait, en janvier 2020, émis un avis assorti de remarques de conformité.
Réactions des acteurs du monde judiciaire
Même si le projet DataJust [3] avait été annoncé deux ans auparavant, lors du Vendôme Tech 2, le monde des professionnels du droit semble avoir été pris de court avec la publication du décret. Sans doute en raison de la situation créée par la pandémie du SARS-CoV 2. D'ailleurs, un juriste spécialisé dans la défense de victimes de dommages corporels, y voit une anticipation des nombreux recours juridiques des malades du Covid-19, notamment pour satisfaire les assureurs [4]. Dans un communiqué, la Confédération nationale des avocats (CNA) réclame tout simplement l'abrogation du décret. Elle y perçoit un risque de déjudiciarisation au détriment de l'intérêt des victimes, et une réglementation de la justice à travers le prisme de la rentabilité, puisque seules des considérations d'ordre budgétaire seraient à la base de ce projet. De son côté, tout en s'interrogeant sur l'opportunité de cette publication, et pointant le manque de transparence sur la question, le Syndicat de la Magistrature a été plus conciliant. Dans un courrier à la ministre de la Justice, il appelle entre autres à veiller sur la qualité du référentiel qui sera un élément décisif. D'autant qu'il aura des conséquences sur les algorithmes des sociétés privées, et incitera à une déjudiciarisation des contentieux. En rappelant certaines de ses prises de position antérieures relatives à la mise en œuvre de l'ouverture des données judiciaires, le syndicat a exigé d'être associé à l'élaboration du projet. Toutefois, quelques voix ont accueilli favorablement le décret. L'ancien directeur des Affaires civiles et du Sceau, Thomas Andrieu, y voit une manière de faciliter le débat contradictoire en rendant toute l'information accessible à ceux qui n'ont pas les moyens de recourir à des solutions de modélisation de ce type. Ce point de vue est également partagé par le directeur de l'École de formation des barreaux, Pierre Berlioz [5].
Encore la justice des hommes et/ou des femmes
Même si le projet DataJust [3] avait été annoncé deux ans auparavant, lors du Vendôme Tech 2, le monde des professionnels du droit semble avoir été pris de court avec la publication du décret. Sans doute en raison de la situation créée par la pandémie du SARS-CoV 2. D'ailleurs, un juriste spécialisé dans la défense de victimes de dommages corporels, y voit une anticipation des nombreux recours juridiques des malades du Covid-19, notamment pour satisfaire les assureurs [4]. Dans un communiqué, la Confédération nationale des avocats (CNA) réclame tout simplement l'abrogation du décret. Elle y perçoit un risque de déjudiciarisation au détriment de l'intérêt des victimes, et une réglementation de la justice à travers le prisme de la rentabilité, puisque seules des considérations d'ordre budgétaire seraient à la base de ce projet. De son côté, tout en s'interrogeant sur l'opportunité de cette publication, et pointant le manque de transparence sur la question, le Syndicat de la Magistrature a été plus conciliant. Dans un courrier à la ministre de la Justice, il appelle entre autres à veiller sur la qualité du référentiel qui sera un élément décisif. D'autant qu'il aura des conséquences sur les algorithmes des sociétés privées, et incitera à une déjudiciarisation des contentieux. En rappelant certaines de ses prises de position antérieures relatives à la mise en œuvre de l'ouverture des données judiciaires, le syndicat a exigé d'être associé à l'élaboration du projet. Toutefois, quelques voix ont accueilli favorablement le décret. L'ancien directeur des Affaires civiles et du Sceau, Thomas Andrieu, y voit une manière de faciliter le débat contradictoire en rendant toute l'information accessible à ceux qui n'ont pas les moyens de recourir à des solutions de modélisation de ce type. Ce point de vue est également partagé par le directeur de l'École de formation des barreaux, Pierre Berlioz [5].
Encore la justice des hommes et/ou des femmes
Au-delà des différentes appréciations de DataJust, se pose plus largement la question de l'intelligence artificielle dans le domaine judiciaire. Comme l'a souligné Dominique Cardon, le numérique introduit "une rupture dans la manière dont nos sociétés produisent, partagent, et utilisent les connaissances" [6]. Il modifie certaines formes de médiation. Est-ce sans doute la raison pour laquelle ce projet soulève tant d'inquiétudes parmi les avocats. Si la justice prédictive offre aux justiciables la possibilité de voir leur affaire traitée plus rapidement, doit-on craindre pour autant que les moyens informatiques en viennent à trancher les litiges? Antoine Garapon souligne bien le risque d'un "usage performatif" du big data qui conduirait à un conformisme: "Un juge peut être tenté d’estimer que s’il a les moyens de savoir
comment la majorité de ses collègues trancherait l’affaire qui lui est
soumise, le moins risqué pour lui est de les suivre" [7]. Bruno Pireyre, président de chambre à la Cour de cassation, qui préfère parler de justice augmentée, n'ignore pas ce risque tout en renouvelant sa confiance en l'intelligence humaine et professionnelle des juges [8]. Aussi prône-t-il une régulation du recours à l'intelligence artificielle qui passerait notamment par l'obligation de transparence des algorithmes, et la mise en œuvre de mécanismes de contrôle par la puissance publique. En suivant Garapon, le meilleur rempart face à ce conformisme serait de garder en tête que le droit recouvre des enjeux éthiques et [que] la justice est une expérience sociale et humaine. Les outils restant des outils, leur place dans la vie sociale ne sera-t-elle pas celle que les acteurs sociaux voudront bien leur accorder?
[1] DataJust. Construire un référentiel d'indemnisation des préjudices corporels [en ligne]. Paris, s.d [Consulté le 26 avril 2020. <https://entrepreneur-interet-general.etalab.gouv.fr/defis/2019/datajust.html>.
[2] Article 6 du décret: "Compte tenu des efforts disproportionnés que représenterait la
fourniture des informations mentionnées aux paragraphes 1 à 4 de
l'article 14 du règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016 susvisé, le
droit d'information prévu à ce même article ne s'applique pas au présent
traitement.
Afin de garantir l'objectif d'intérêt public général d'accessibilité du droit, le droit d'opposition prévu à l'article 21 du règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016 susvisé ne s'applique pas au présent traitement en application de l'article 23 du même règlement.
Les droits d'accès, de rectification et à la limitation s'exercent auprès du ministre de la justice dans les conditions prévues respectivement aux articles 15, 16 et 18 du même règlement".<https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?id=JORFTEXT000041763205>.
Afin de garantir l'objectif d'intérêt public général d'accessibilité du droit, le droit d'opposition prévu à l'article 21 du règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016 susvisé ne s'applique pas au présent traitement en application de l'article 23 du même règlement.
Les droits d'accès, de rectification et à la limitation s'exercent auprès du ministre de la justice dans les conditions prévues respectivement aux articles 15, 16 et 18 du même règlement".<https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?id=JORFTEXT000041763205>.
[3] Certaines spécificités techniques sont déjà disponibles en ligne. Cliquer ici.
[4] FOURGEAUD, Gérard. France bleue Isère. [en ligne]. Isère: 8 avril 2020. [consulté le 26 avril 2020]. Le gouvernement aurait-il anticipé des centaines de recours juridiques des malades du Covid-19? Dossier: Coronavirus. <https://www.francebleu.fr/infos/politique/le-gouvernement-aurait-il-anticipe-des-centaines-de-recours-juridiques-des-malades-du-covid-1586372071>.
[5] MARRAUD